Lors d’une interview
récente sur RTL, le journaliste spécialiste de jazz Jean-Yves Chaperon me
demandait ce que pouvait représenter aujourd’hui Frank Sinatra auprès des
jeunes générations. La réponse ne faisait aucun doute à mes yeux : un nom
pour les jeunes Américains mais pas grand-chose, hélas pour eux, en ce qui
concerne les autres.
Je sais bien que les « généralistes »
de la musique – ceux qui écoutent Radio Classique, TSJ Jazz voire France
Musique – finiront bien par tomber bien un jour ou l’autre sur Night and Day, Stardust Melody ou encore In
the wee small hours. Ils entendront ainsi le nom de Sinatra et se
délecteront de sa voix incomparable servie par des mélodistes et des arrangeurs
hors normes. Mais, il ne faut pas rêver : ces généralistes de la musique
appartiennent aux générations des années 40 aux années 70 c’est-à-dire sont des
adultes de l’entre-deux-âges voire du troisième âge.
Les jeunes, eux,
écoutent leur musique en boucle et en circuit fermé, sur leur Iphone, sur leur
MP3 ou sur internet. Ce n’est nullement un reproche, d’ailleurs, puisqu’il
s’agit d’un effet naturel de génération. Après tout, dans les années soixante
en France, les jeunes qui écoutaient religieusement Salut les Copains n’avaient que peu de chance de tomber sur un
disque de Tino Rossi ou de Jean Sablon. De même aux Etats-Unis, les fans
d’Elvis Presley devaient à peine avoir entendu le nom de Bing Crosby.
En Amérique, toutefois,
tout le monde, même au temps du rock’n’roll et même à l’heure actuelle, a
entendu parler, fût-ce vaguement, de Frank Sinatra : quitte à le
considérer comme un vieux débris ou comme une légende lointaine. Peu avant la
mort du célèbre crooner, une photo le représentait aux côtés de Bob Dylan et de
Bruce Springsteen. Lors de sa disparition, Bono du groupe U2 lui a rendu
publiquement hommage. Ce n’est guère un hasard tant tous ces artistes, qui
auraient pu être ses enfants sinon ses
petits-enfants, sont devenus eux-mêmes des légendes.
Alors pourquoi cette
singularité de Sinatra par rapport à d’autres chanteurs du calibre de Dean
Martin, Nat King Cole, Bing Crosby, Tony Bennett ou Perry Como ? C’est que
Sinatra a représenté pendant plus de soixante ans la voix de l’Amérique, aux
Etats-Unis comme à l’extérieur.
Né en 1915, en pleine
première guerre mondiale, et disparu en 1998, trois ans avant le 11 septembre,
il aura embrassé tout son siècle. Il aura rythmé la vie des Américains au fil
de ses hits impérissables. Il aura connu onze présidents et fréquenté de plus
ou moins près nombre d’entre eux, le moindre n’étant pas John F. Kennedy. Il
aura connu un succès incomparable dans toute l’histoire du show-business,
tenant le haut de l’affiche à la fois sur scène et à l’écran. Il aura milité
activement contre le racisme anti-noir et contre l’antisémitisme, prenant même
de gros risques en un temps où le politiquement correct n’était pas exactement
ce qu’il est devenu. Il aura aussi coudoyé les plus puissants parrains de la
Mafia dont il fut longtemps le protégé. Il aura brûlé la vie par les deux
bouts, fumeur invétéré, écluseur immodéré de Jack Daniel’s devant l’éternel et
amateur de femmes et non des moindres là encore, de Lana Turner à Ava Gardner
en passant par Kim Novak, Natalie Wood ou encore Marlene Dietrich. Enfin, il
aura été l’homme d’un comeback
étonnant, après son succès inouï des années quarante puis sa chute
vertigineuse.
Pour tout cela, Sinatra
aura incarné l’Amérique mieux qu’aucun autre. Il aura été cette « voix de
l’Amérique » dans laquelle la plupart, y compris ses détracteurs, auront
fini par se reconnaître. Connu et respecté dans le monde entier, Sinatra reste
un de ces Américains « pur sucre » comme seuls les descendants
d’immigrés ont su le devenir. Il n’est guère étonnant que les Américains, qui
conservent la fibre patriotique et identitaire chevillée en eux, en gardent la
nostalgie.
A l’inverse, il n’est
pas surprenant que dans nos sociétés européennes en voie de déstructuration et
de perte de mémoire, Sinatra ne représente plus grand-chose. Certes, les
anciens ou les amateurs de jazz – qui le reconnaissent légitimement comme un
des leurs – s’en souviennent. Mais pour les plus jeunes, c’est Jurassic Park. Ce n’est pas gênant pour
Sinatra qui s’est contenté de vivre sa propre vie et s’en est d’ailleurs
pleinement satisfait au point de ne pas être obnubilé par sa postérité. Ce le
serait plutôt pour ces jeunes qui passent à côté d’un artiste qui sera encore
connu tandis que leurs propres idoles auront depuis longtemps sombré dans
l’oubli.