Caractérisée par la dictature de la communication en temps réel et par l’explosion des réseaux sociaux, notre époque laisse a priori peu de place à l’écrivain. Cette place, il doit se la faire lui-même. A lui, donc, le redoutable défi de s’imposer dans un contexte où l’immédiateté et l’émotion prennent souvent le pas sur la réflexion. Pour autant, les idées comme la réflexion n’empêchent pas les saillies, les humeurs voire, pour parler le langage actuel, la proactivité et l’interactivité. C’est la vocation même de ce blog.

Beaucoup de mes écrits ont été consacrés à l’actualité internationale, qu’il s’agisse d’Israël, du Proche-Orient et surtout des Etats-Unis, mon thème de prédilection. D’autres concernent la France et sa politique, des premières amours qu’on n’oublie pas si facilement et qui se rappellent volontiers à notre souvenir. Plus récemment, mes préférences m’ont conduit à vagabonder sur d’autres chemins, plus improbables encore : le monde du spectacle et le show-business qui reflètent d’une manière saisissante les aspirations et les illusions de nos sociétés.

Tels sont les thèmes principaux, quoique non exclusifs, que je me propose d’aborder avec vous, semaine après semaine, dans le lieu d’échange privilégié qu’est ce blog. Il va de soi que je ne me priverai aucunement d’aborder d’autres sujets qui me tiennent à cœur. Je le ferai à ma manière : directe et sans concession, parfois polémique mais toujours passionnée. Tant il est vrai que, dans ses turbulences même, la passion est la sœur jumelle de la sincérité.

jeudi 24 avril 2014

Frank Sinatra : une nostalgie ?


Lors d’une interview récente sur RTL, le journaliste spécialiste de jazz Jean-Yves Chaperon me demandait ce que pouvait représenter aujourd’hui Frank Sinatra auprès des jeunes générations. La réponse ne faisait aucun doute à mes yeux : un nom pour les jeunes Américains mais pas grand-chose, hélas pour eux, en ce qui concerne les autres.

Je sais bien que les « généralistes » de la musique – ceux qui écoutent Radio Classique, TSJ Jazz voire France Musique – finiront bien par tomber bien un jour ou l’autre sur Night and Day, Stardust Melody ou encore In the wee small hours. Ils entendront ainsi le nom de Sinatra et se délecteront de sa voix incomparable servie par des mélodistes et des arrangeurs hors normes. Mais, il ne faut pas rêver : ces généralistes de la musique appartiennent aux générations des années 40 aux années 70 c’est-à-dire sont des adultes de l’entre-deux-âges voire du troisième âge.

Les jeunes, eux, écoutent leur musique en boucle et en circuit fermé, sur leur Iphone, sur leur MP3 ou sur internet. Ce n’est nullement un reproche, d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un effet naturel de génération. Après tout, dans les années soixante en France, les jeunes qui écoutaient religieusement Salut les Copains n’avaient que peu de chance de tomber sur un disque de Tino Rossi ou de Jean Sablon. De même aux Etats-Unis, les fans d’Elvis Presley devaient à peine avoir entendu le nom de Bing Crosby.

En Amérique, toutefois, tout le monde, même au temps du rock’n’roll et même à l’heure actuelle, a entendu parler, fût-ce vaguement, de Frank Sinatra : quitte à le considérer comme un vieux débris ou comme une légende lointaine. Peu avant la mort du célèbre crooner, une photo le représentait aux côtés de Bob Dylan et de Bruce Springsteen. Lors de sa disparition, Bono du groupe U2 lui a rendu publiquement hommage. Ce n’est guère un hasard tant tous ces artistes, qui auraient pu être ses  enfants sinon ses petits-enfants, sont devenus eux-mêmes des légendes.

Alors pourquoi cette singularité de Sinatra par rapport à d’autres chanteurs du calibre de Dean Martin, Nat King Cole, Bing Crosby, Tony Bennett ou Perry Como ? C’est que Sinatra a représenté pendant plus de soixante ans la voix de l’Amérique, aux Etats-Unis comme à l’extérieur.

Né en 1915, en pleine première guerre mondiale, et disparu en 1998, trois ans avant le 11 septembre, il aura embrassé tout son siècle. Il aura rythmé la vie des Américains au fil de ses hits impérissables. Il aura connu onze présidents et fréquenté de plus ou moins près nombre d’entre eux, le moindre n’étant pas John F. Kennedy. Il aura connu un succès incomparable dans toute l’histoire du show-business, tenant le haut de l’affiche à la fois sur scène et à l’écran. Il aura milité activement contre le racisme anti-noir et contre l’antisémitisme, prenant même de gros risques en un temps où le politiquement correct n’était pas exactement ce qu’il est devenu. Il aura aussi coudoyé les plus puissants parrains de la Mafia dont il fut longtemps le protégé. Il aura brûlé la vie par les deux bouts, fumeur invétéré, écluseur immodéré de Jack Daniel’s devant l’éternel et amateur de femmes et non des moindres là encore, de Lana Turner à Ava Gardner en passant par Kim Novak, Natalie Wood ou encore Marlene Dietrich. Enfin, il aura été l’homme d’un comeback étonnant, après son succès inouï des années quarante puis sa chute vertigineuse.

Pour tout cela, Sinatra aura incarné l’Amérique mieux qu’aucun autre. Il aura été cette « voix de l’Amérique » dans laquelle la plupart, y compris ses détracteurs, auront fini par se reconnaître. Connu et respecté dans le monde entier, Sinatra reste un de ces Américains « pur sucre » comme seuls les descendants d’immigrés ont su le devenir. Il n’est guère étonnant que les Américains, qui conservent la fibre patriotique et identitaire chevillée en eux, en gardent la nostalgie. 

A l’inverse, il n’est pas surprenant que dans nos sociétés européennes en voie de déstructuration et de perte de mémoire, Sinatra ne représente plus grand-chose. Certes, les anciens ou les amateurs de jazz – qui le reconnaissent légitimement comme un des leurs – s’en souviennent. Mais pour les plus jeunes, c’est Jurassic Park. Ce n’est pas gênant pour Sinatra qui s’est contenté de vivre sa propre vie et s’en est d’ailleurs pleinement satisfait au point de ne pas être obnubilé par sa postérité. Ce le serait plutôt pour ces jeunes qui passent à côté d’un artiste qui sera encore connu tandis que leurs propres idoles auront depuis longtemps sombré dans l’oubli.