La
nostalgie revient en force pour les quinquagénaires et au-delà, avec la
disparition de phares qui restent encore accrochés à notre mémoire.
Déjà trente ans que
Simone Signoret nous a quittés, vingt ans qu’elle a publié son célèbre La nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
Je vous parle évidemment d’un temps que ceux qui ne sont pas au moins
quinquagénaires n’ont aucune chance d’avoir connue. Et pourtant, contre toute
attente à commencer par celle de son propre éditeur, l’ouvrage connut à l’époque
un succès prodigieux et fut classé parmi les grands best-sellers de langue
française.
Il est vrai que le
titre de l’ouvrage – on dirait aujourd’hui un « titre-culte » - ne
contribua pas peu à son succès. Insolite, imaginé pour susciter la curiosité du
lecteur, il fut paraphrasé à l’envi et pas toujours avec bonheur. Il n’en reste
pas moins qu’on s’en souvient encore aujourd’hui et c’est bien l’essentiel.
Certes, à suivre l’immense
actrice que fut Signoret, la nostalgie avait changé, dans son essence même, au
cours des années soixante-dix. Emouvante, romantique jusque-là, elle devenait
brusquement ringarde : pour tout dire un truc pour « beauf », aux
yeux tout au moins des soixante-huitards qui incarnaient alors une modernité
sans attache ni mémoire. Ainsi, tout avait commencé en mai et ce qui existait
auparavant était tout juste bon à jeter aux orties. Il s’agit là d’un de ces
réflexes bien français qui avait vu, par exemple, la Nouvelle Vague des
Truffaut et Godard rejeter d’autorité dans le néant – suivis en cela par une cohorte
de thuriféraires aussi snobs que vains – le cinéma qui lui avait préexisté.
Est-ce encore vrai
aujourd’hui ? Voire. Dernièrement, il a été aussi révélateur que drôle de
lire sous la plume de Laurent Joffrin une défense et illustration – fort bien
troussée au demeurant – du latin que notre inénarrable gouvernement s’apprête à
faire passer à la trappe, alors même qu’il entend mettre en exergue la
civilisation musulmane. Pour moi comme pour beaucoup, le latin a bercé mon
enfance de lycéen, même si je me souviens avoir trimé dur sur les vers d’Ovide
ou la prose de Sénèque.
On pourrait faire une remarque
analogue, quoique le sujet n’ait rien à voir avec le latin, en ce qui concerne
la disparition de Richard Anthony. Il s’est trouvé des journalistes et des chroniqueurs,
dont personne ne contestera le sérieux, pour verser une petite larme rétrospective
sur celui qui fut en son temps – à savoir plus d’un demi-siècle auparavant – un
des papes du « yé yé ». Richard Anthony était un bon chanteur mais
tout en se rappelant ses succès, on pleure cette époque irrémédiablement évanouie.
Soyons juste, elle n'était sans doute pas un âge d’or et les paroles des
chansons d’alors étaient le plus souvent d’une indigence inouïe –
reconnaissons-le - mais c’était l’époque de nos quinze ou nos vingt ans.
De la même veine enfin,
relèvent les disparitions de Günther Grass et de François Maspéro. Grass, on l’a
peut-être oublié aujourd’hui, avait été un des phares des années soixante :
le symbole de cette Allemagne qui se relevait de ses ruines en exorcisant
définitivement les vieux démons nazis. Il était révéré par les intellectuels d’Europe
et même d’ailleurs, adulé notamment par la gauche. En 1959, son plus grand
best-seller, Die Blechtrommel (Le Tambour), avait connu un succès en
tous points remarquable, encensé par ses pairs comme par la critique. On lui
décerna quarante ans plus tard, le prix Nobel de Littérature. Il n’avait plus,
dès lors, qu’à couler des jours heureux en attendant de passer définitivement à
la postérité littéraire. Las ! Dans une autographie publiée sur le tard et
intitulée Pelures d’oignon, Grass
éprouverait tout de même le besoin de rappeler son propre passé et son
engagement, en octobre 1944, dans les Panzer Waffen-SS. Il n’avait certes que
dix-sept ans à l’époque mais il avait été blessé puis interné quelque temps par
les Américains.
On dirait que Grass
avait l’art de « faire des histoires ». Mais son parcours ainsi
révélé, qui n’hypothèque en rien son talent littéraire de même que sa sincérité
d’homme, montre en tout cas à quel point il est difficile de se débarrasser du
passé. Après avoir reproché à la société allemande d’avoir un peu vite oublié
la période hitlérienne, Grass s’appliqua finalement à lui-même ce reproche qui
n’avait cessé de le ronger intérieurement tout au long de ces années. Faut-il
le blâmer ou l’ignorer ? Ce serait absurde. Tout juste peut-on déplorer la
persévérance aussi hargneuse qu’injuste avec laquelle il poursuivit ces hommes,
d’Adenauer à Kohl, qui s’employèrent honnêtement à affranchir la société
allemande de ses noires pesanteurs.
Avec François Maspéro,
c’est autre chose. Il fut de toutes les luttes dites progressistes et aussi
partie prenante de toutes les erreurs tragiques commises au nom des utopies
dites révolutionnaires. Ayant longtemps tenu le haut du pavé, celles-ci se
croient encore aujourd’hui plus honorables, malgré les crimes (ceux du maoïsme
ou de la Tricontinentale castriste ou guévariste, par exemple) auxquelles elles
ont donné lieu, que le libéralisme qui était resté l’ennemi juré de Maspéro,
devenu écrivain sur le tard. De cet homme pourtant, on garde la nostalgie de la
maison d’édition à son nom qu’il avait fondée, et où l’on pouvait notamment trouver
tous les brulots subversifs écrits aux quatre coins de la planète, avant que
celle-ci ne cède la place en 1983 aux éditions La Découverte.
Il n’est pas du tout
certain qu’avec le temps on soit davantage nostalgique de François Maspéro que
de son grand-père Gaston, un éminent égyptologue, ou de son père Henri qui fut
un des plus grands sinologues français avant de mourir à Buchenwald. Du moins
aura été épargnée à François la fin aussi tragique que vaine de son quasi homologue
italien, l’éditeur Giangiacomo Feltrinelli qui passa dans la clandestinité puis
connut une mort tragique, en 1972, en se prenant pour un saboteur digne des
Brigades Rouges et dynamiter des pylônes électriques près de Milan.
Non Simone, décidément
la nostalgie est redevenue ce qu’elle était : une simple affaire de
génération qui se rappelle sa propre histoire au-delà du temps qui s’est
écoulé. Les choses ont étrangement changé depuis les décennies 60 et 70. La
preuve, s’il en était besoin : Cohn-Bendit, celui qu’on surnommait « Dany
le Rouge », ne commente-t-il pas désormais les matches de football à la
télé ? « Beauf » ou bof ?